Je m'appelle Alba
La vie d'un lévrier d'Espagne
Je m’appelle Alba.
Aujourd’hui j’ai un an.
Il y a quelques mois, on m’a brutalement séparée de ma mère et jetée avec mes frères et sœurs dans un petit enclos en taule ondulée où nous avions à peine la place de bouger. Nous nous bousculions sans arrêt et nous marchions et dormions sur la terre battue, sur nos crottes. Ça sentait tellement mauvais que parfois, on avait l’impression de ne plus pouvoir respirer.
Aujourd’hui, un grand homme barbu s’est approché de l’enclos. Cet homme me fait peur. Dans son regard, on ne lit rien d’autre que de l’indifférence et de la cruauté. Ses mains ne servent jamais qu’à distribuer des coups à ceux d’entre nous qui gémissent trop.
Lorsqu’il s’est approché, je me suis faite toute petite. Surtout qu’il ne me voie pas.
Ces petits yeux féroces ont fait le tour de l’enclos. Mes frères et moi osions à peine respirer. Puis tout à coup, avec une rapidité incroyable, il a tendu la main et m’a attrapée par la peau du cou.
J’ai essayé de me débattre, j’ai hurlé mais rien à faire, il serrait de toutes ses forces. Et à chaque hurlement, je l’entendais m’ordonner rageusement de me taire. Et chacun de ses mots était accompagné d’un violent coup... dans ma tête... sur mon dos... dans mes côtes...Alors j’ai arrêté de hurler. Parce que j’avais trop mal.
Au bout d’un moment, il m’a brutalement jetée par terre. Il a attaché un collier autour de mon cou et une corde au collier. Cette corde me laisse à peine la possibilité de faire 3 ou 4 pas. Elle est attachée à un piquet planté devant un vieux morceau de tonneau métallique.
Désormais c’est là ma maison. Je dors sur le sol de terre battue. Et pour m’abriter du soleil, de la pluie et du froid, je n’ai que ce vieux morceau de tonneau qui chauffe comme une plaque électrique au moindre soleil et laisse passer tous les courants d’air quand il fait froid.
Une fois par semaine, l’homme aux yeux cruels vient me donner un morceau de pain dur et remplir mon bol d’eau croupie.
Dès que je le vois, il me fait si peur que je me mets à gémir. C’est plus fort que moi. Alors il se met à me rouer de coup de pieds en hurlant:
-Ferme-la, sale bête!
Puis il repart, me laissant à nouveau seule.
Ici, je vis seule. Sans mes frères et sœurs. Parfois, au loin, j’entends les hurlements désespérés d’un autre chien. Je ne sais pas ce qu’il lui fait. Mais ça me glace le sang...
Je vis, chaque nouvelle journée avec la peur comme seule compagnie.
J’ai beaucoup grandi. Je ne suis plus un chiot. Mes pattes se sont allongées.
Le pain rassis, c’est pas très nourrissant. Le long de mon corps, on peut apercevoir toutes mes côtes.
Depuis quelques temps, lors que l’homme vient m’apporter à manger, je n’ai plus la force de gémir. Je me contente juste de le regarder avec des yeux craintifs.
Ce matin, lorsqu’il arrive, il n’a rien apporté à manger. Pas même un morceau de pain rassis. À la place, il porte dans sa main un étrange bâton. Ce bâton me fait peur. J’ai peur qu’il l’utilise pour me frapper. Et puis je sens qu’il y a autre chose. Ce bâton sent la mort... Chez eux les humains appellent ça un fusil.
Il me regarde avec méchanceté en me disant:
-Tu as faim, tu aimerais avoir quelque chose à manger? Et bien il va falloir le gagner!
Il empoigne la corde qu’il détache du piquet et me tire sans ménagement derrière lui. Nous marchons longtemps à travers bois. Cette longue marche est très pénible car je suis très faible, mais je n’ose rien dire de peur qu’il me frappe... ou peut-être pire. Alors je marche bravement, en essayant d’ignorer mon ventre qui crie et mes pattes qui tremble sous mon poids pourtant pas très impressionnant.
Au bout d’un moment, nous nous arrêtons.
Là, juste devant nous, quelque chose à bougé dans les taillis.
-Bon, murmure l’homme d’une voix menaçante, nous allons voir si tu sais chasser ou si tu es totalement inutile!
Puis il me détache en ordonnant:
-Vas chercher!!!
Alors, sans comprendre ce qu’il m’arrive, je me mets à courir droit devant moi vers cette petite chose qui bouge.
Soudain, elle jaillit de derrière le taillis et atterrit juste en face de moi. Surprise, je me retrouve nez à nez avec un lapin. Je m’arrête brusquement, ne sachant pas quoi faire.
Derrière moi, l’homme brandit son fusil dans ma direction en hurlant:
-Vas-y, attrape-le, bonne à rien. Apporte-le moi!
Moi je ne comprends pas ce qui se passe. Mais je sens un danger immense. Pour moi, et pour la petite bête terrorisée tapie en face de moi.
J’ai si peur que je fais comme elle, je me tapis dans l’herbe. Je voudrais pouvoir disparaître dans le sol. Me voyant couchée par terre, le lapin en profite et dans un magnifique bon, il s’enfuit hors de la vue du chasseur. Avant qu’il ait complètement disparu, un énorme coup claque. Mais le lapin est trop loin... les balles ne l’atteignent pas.
Le chasseur semble furieux:
-Sale cabot! Hurle-t-il, tu as laissé partir le gibier! Tu n’es vraiment bonne à rien. C’est peut-être toi que je devrais utiliser comme gibier!
Et avec un rire mauvais, il se met à tirer dans ma direction.
Ce petit jeu semble l’avoir un peu calmé. Il remet son fusil sur son épaule, attrape ma corde et me tire avec force derrière lui.
-C’est bien ce que je pensais. Tu n’es bonne à rien. Je ne vais pas continuer à nourrir un chien qui n’est même pas capable d’attraper le lapin et qu’il a juste devant lui.
Nos pas nous ont conduits au bord d’une vigne. Enfin plutôt ses pas, parce qu’il me traîne plus qu’il ne me laisse marcher. Arrivé devant un pied de vigne, il y attache la corde et s’en retourne d’où il vient. Sans un regard en arrière.
Me voilà seule.
Encore...
Mais cette fois je sais que c’est pour de bon. Qu’il ne reviendra pas.
Je suis livrée à moi-même, dans le froid mordant de cette fin de journée de décembre. J’ai faim, j’ai soif, je suis transie de froid...
Mais surtout j’ai peur. Et je crois que cette peur ne me quittera plus jamais.
Peu importe, de toute façon je ne survivrai sans doute pas à la nuit glaciale.
Alors dans un petit gémissement, je me laisse glisser sur le sol et je ferme les yeux...
Voilà, c’est fini...
Aux premières lueurs de l’aube, je suis réveillée par un bruit.
Je sens une présence à côté de moi. Ça me fait peur mais je n’ai pas la force de bouger... pas même d’ouvrir les yeux. A peine celle de gémir faiblement.
Alors je sens avec horreur une main
se poser sur mon flanc. J’attends, terrifiée. Mais seule une caresse légère accompagnée de paroles apaisantes accompagnent cette main.
-Tout doux ma jolie. Ça va aller. Alors je retrouve en moi la force d’ouvrir les yeux et de m’assoir.
C’est une femme qui me fait face. Dans ses yeux, une immense tristesse. Mais ni cruauté, ni violence.
J’ai peur. Je sais que si je ne veux pas mourir, je dois la laisser m’approcher mais c’est plus fort que moi. J’ai peur.
Pourtant c’est le manque de force qui l’emporte. Je finis par me laisser emporter sans résistance.
Là où elle m’emmène, c’est une vraie maison. Il n’y fait pas très chaud, mais au moins il fait sec et nous ne dormons pas dans nos crottes.
Pour la première fois de ma vie, je mange autre chose que du pain rassis.
Petit à petit, la vie revient.
Je m’aperçois que je ne vis pas seule. Il y a plein d’autres chiens. Et parfois, des humains viennent nous rendre visite. Ils n’ont jamais autre chose dans leur regard que de la bienveillance et de la tendresse. Mais malgré cela, la peur est la plus forte au fond de moi. Je reste tapie dans un petit coin. Loin de la vie. Loin des chiens, loin des humains... seule...
Le temps passe. J’ai repris vie, on ne voit plus mes côtes. Mais je reste dans mon coin. Je vois les caresses que les autres chiens vont chercher chez les humains. Je les envie.
Mais je sais trop ce que les mains peuvent distribuer d’autre que les caresses... alors je n’ose pas. Je ne me laisse pas toucher. C’est plus sûr comme ça.
Ce matin, c’est l’effervescence dans le refuge. Un camion attend derrière la porte. Déjà, plusieurs chiens ont pris place dans les petites cages dont il est équipé.
Soudain, ma sauveuse tend la main vers moi. Je la laisse m’attraper. J’ai un peu plus confiance en elle. Avec des mots doux, elle me fait entrer dans l’une des cages.
-Bonne chance petite puce. Bon voyage vers la vraie vie... et pour la première fois de mon existence, je ressens la chaleur d’une vraie caresse... comme un avant goût de cette nouvelle vie...
Délicatement, elle referme la porte de la cage, puis celle du camion qui ne tarde pas à démarrer avec son chargement de mes congénères.
Le trajet est sans fin... la peur est là, toujours cramponnée à mon estomac... mais le souvenir de cette dernière caresse aussi... comme une lueur d’espoir. Je repense à ces derniers mois. À la bonté des personnes qui m’ont recueillie et une vague d’espoir m’envahit.
Peut-être que la vie, cela peut être autre chose que les coups, la faim et la peur...
Voilà deux mois que je suis arrivée.
Ici il n’y a plus ni violence, ni cruauté...
plus que de la tendresse et de l’amour. Ici il y a plein d’animaux... et d’humains.
Ne vous y trompez pas, la peur n’a pas disparu. Elle est toujours ma compagne. Mais elle prend chaque jour un peu moins de place...
Parce qu’ici, il y a surtout... une famille... la mienne...
Je m’appelle Alba... parce que j’ai été sauvée un matin à l’aube...
Mais aussi et surtout parce qu’aujourd’hui, je suis à l’aube d’une nouvelle vie...
La vraie vie.
Autrice: Emmanuelle Veillon